Du haut des 3059 m des Frondellas, Les sierras espagnoles tiraient leurs barrancos et leurs canyons vertigineux jusqu'aux plaines bénies du Somontano. Le Balaïtous, le Vignemale, le Palas, le Tallion, le Mont Perdu, les pics d'Enfer, la Grande Fâche... mes yeux embrassaient ces horizons magiques. Tant de cimes bleues, d'éclats de pierre jaunes et blanches, d'exploits inutiles, de quête de soi, de l'autre, d'éphémères victoires, de cordées complices, de pas réfléchis et périlleux. Devant moi l'infini, l'espace, l'immensité, la liberté, l'imagination, le rêve, la nébuleuse inconsistance du vide...avec la tentation du pas céleste... Et l'envie de voler. De jouer avec le vent en rafale.De se jouer de la normalité, de la loi de l'apesanteur. De battre des ailes... y croire fort, lever les bras, prendre les ascendances chaudes... respirer et crier.
En bas, plus loin, ailleurs, dans ces espaces bleus, des vies s'agitent, des corps se découvrent, des couleurs se mélangent, des âmes s' enlacent, des lendemains se bâtissent.
De là-haut les frontières sont toutes invisibles. Inexistantes. Les hommes sont beaux. Forcément beaux. Simplement parce qu'ils ont un coeur qui bat, des mains qui se tendent, des corps qui s'arqueboutent, des yeux qui se touchent, des larmes qui se mélangent, des sourires qui s'encanaillent, des mots qui hésitent puis se reconnaissent, des caresses qui se posent là et puis là encore. Des gestes qui hésitent, puis dessinent l'arc-en-ciel. Des soleils pétillants. Fondus dans l'humanité métissée de la grande espérance joyeusement colorée, gourmande des précieuses différences qui portent doucement vers l'échange, le respect et le partage. Les mains qui caressent sont belles. Les coeurs qui embrassent sont forts. Les couleurs qui se touchent sont création, imagination, espoir.
C'est en descendant par les rochers croûlants que ça m'a pris.
J'avais laissé mon itinéraire espagnol par le refuge de Respumoso où j'avais passé la nuit, pour m'engager par les lacs d'Ariel et remonter les flancs du Palas jusqu'au refuge d'Arrémoulit.
Sur le versant français, une brume d'abord diffuse, lointaine, anodine. Puis rapidement suspecte, opaque, épaisse...
Et puis comme une odeur.
J'avais laissé un ciel si clair. un air si léger. Des hommes si confiants.
Et toujours cette odeur...
Une odeur qui se définissait, qui semblait venir de mon enfance, quand mon grand-père Ernest se racontait, qu'il me parlait de ces gars qui voulaient apurer leur pays...
APURER
Cette odeur de vermine que mon nez s'était alors fabriqué...
Je la reconnais des dizaines d'années après.
L'odeur se propageait, insidieuse et pénétrante.
Pire, plus je descendais, plus mon pays sentait fort.
Il puait maintenant.
Crasseux. Nauséabond.
J'entendais clairement les cris. De la désespérance. De l'injustice. Des enfants. Des femmes. Des vieillards. Des casques alignés, noirs, qui obéissaient, traquaient, . Des casques noirs alignés ne pensent pas. On le fait pour eux.
Des hommes cravattés, engonçés dans leurs sales certitudes chassaient, traquaient, arrêtaient, expulsaient.
Et se gargarisaient honteusement de chiffres abjects. Et de verbes douteux.
Des hommes propres sur eux. Bien entre eux. Avec des noms qui fleurent bon le béret, la baguette, le saucisson. Des noms sans équivoque. Propres eux aussi.
Irréprochables. Responsables. Honnêtes.
Je me suis assis sur la pierre plate qui domine la déchéance humaine.
J'ai songé qu'il était urgent de reconduire à la frontière de la médiocrité, de la bassesse, de la xénophobie détestable
quelques-uns des pantins ridicules qui gesticulent grossièrement sur des extrêmes dangereux et nous servent la mauvaise soupe cramée et indigeste de la sécurité.
Français d'origine...
ORIGINE
Notre origine est l'amour, l'enlacement, la fusion torride des corps, la chaleur des caresses, la volupté éternelle, les bouches aimantes et pleines, les frémissements des peaux, l'étreinte universelle des êtres. Conception charnelle de l'homme. Libération et premiers cris. Premier baiser de la femme épuisée sur le front humide et neuf. La vie qui nous ensoleille. Respirer. Expirer. Enfin respirer.
A Carabane, Bruxelles, Ougadoudou, Sarajevo, Nouatchok, Bali, Paris, Berlin, Budapest ou ailleurs.
J'avais les yeux embués de désespérance. J'avais honte.
Un papillon est venu de nulle part se poser sur mon âme. Je le connais bien. Ses caresses me sont familières, apaisantes, aimantes. Ses battements d'ailes sur mon corps sont autant d'attouchements délicieux sur mon coeur. D'autres sont arrivés comme des confettis. Tous beaux. Tous différents, de forme, de couleurs, de manière, de voler, de façon de se poser ça et là, d'attirer mon regard, de se jouer des éclats du soleil. Et leurs danses magiques pour me dire d'espérer.
Bien d'autres sont arrivés comme autant de giclées excitées et bruissantes.
Et ce délicieux mélange coloré a déclenché un beau feu d'artifice de diversité pétillante et de douce tolérance...