Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 décembre 2009 2 15 /12 /décembre /2009 20:03


MAINS

Montmartre avalait goulûment nos vingt ans, notre joyeuse insouciance et notre soif de liberté. Toutes nos folles révoltes aussi. Ce tertre ennivrant était devenu le refuge de toutes nos facéties artistiques, amoureuses, paillardes et politiques. Etudiant à l'Ecole Supérieure des Arts Modernes, j'habitais alors la rue des Martyrs qui monte vers la place du Tertre et son étalage coloré de peintres gouailleurs à touristes. Un immeuble bourgeois, superbe et cossu. Une immense et lourde porte cochère. Une cour dallée et fleurie. Un superbe escalier joliment tourné qui desservait tous ces appartements feutrés. Des gens "bien comme il faut" à tous les étages. Moi, c'était l'escalier de service. Et tout là-haut, sous les toits de zinc, les "chambres de bonnes". Un couloir pavé de tomettes de terre cuite. Certaines disjointes que l'on se plaisait à faire chanter sous nos pas. Au bout des wc à la turque d'un autre temps, commun aux huit chambres. La mienne, comme les autres, était minuscule. Pour "bonnes" anorexiques.Un lavabo dans un coin, une table, un lit, trois étagères branlantes. Et surtout une fenêtre qui donne sur le gris, sur une forêt d'antennes grises, sur le zinc des toits gris aussi, avec quelques pigeons idem. Même les gens qui s'aventuraient parfois aux fenêtres paraissaient gris. Un gris taciturne et résigné. Un peu morts-vivants. Une fenêtre où on attends impatiemment le bleu. Où on voit même pas les étoiles. Il y a là, sous ce toit, un turc sombre et invisible, un guitariste virtuose, une grosse femme noire hors d'âge et inquiétante, un vieux monsieur bougonnant et chauve, un locataire inconnu dont on n'entends que le bruit de la clé dans sa serrure et dont la porte ne s'ouvre jamais, une "dame-pipi" des toilettes publiques de la place Clichy, un étudiant en Génie Civil, insipide et coléreux. Et moi. C'est pas Zola mais presque.



Le vieux monsieur bougon est celui que je croise le plus souvent. Pas bonjour, pas bonsoir, pas merci quand on lui tient la porte, pas un sourire, pas un geste de rien, pas un regard non plus. Des mots inaudibles et ronchons qui font un peu bouger sa bouche tirée vers la droite et de travers. Du bougon premier choix ! J'appris qu'il s'appelait Monsieur Jean. Un peu par hasard, dans une brasserie du boulevard Haussman, où je prenais un verre avec des amis. Un verre ou deux. Il était assis sur la banquette de skaï rouge, tout au fond. Devant, sa tasse et son journal. Et ses yeux qui allaient d'un serveur à l'autre, d'un client à l'autre, qui fouinaient sur tout ce qui bougeait. Comme s'il eut été le patron de l'établissement, contrôlant les moindres faits et gestes, allers et venues. Je croisais son regard et lui fit un petit signe amical. Il baissa les yeux. Normal. Le bougon reste bougon en toutes circonstances. J'entendis que le serveur l'appella "Monsieur Jean". Voilà tout.

Chaque fois que je passais devant cette brasserie, je jetais un oeil. Je le ramassais après. Forcément. Surtout que je n'y vois que d'un. A chaque fois il était là. Même place, même regard. Simplement sur la table, en fonction de l'heure, sa consommation changeait : on passait de la tasse de café, au petit blanc puis au ballon de rouge pour revenir au petit noir.

TABLE.jpg

Ce soir là, une fête s'improvisait, se dessinait dans ma chambrette doux minou minou doux minou minette! Quelques amis entassés çà et là et je ne sais trop comment ,dans mon spacieux quinze mètres carrés, avaient du mal à partir. Je n'avais pas envie de les quitter non plus. Comme souvent, c'est dans l'instant  que se prennent les sages décisions. Les rires naissaient, les bons mots aussi, quelques verres trinquaient, des chants montaient, des guitares s'accordaient, le ton était donné... plus rien ni personne ne nous arrêteraient!

Par correction, alors que commençaient sans aucune discrétion les agapes nocturnes, je m'enquit, le coeur léger et l'âme joyeuse, dans un souci de respect de bon voisinage, de frapper aux portes des "bonnes" pour prévenir de l'imminence du cataclysme festif. Deux portes s'ouvrirent. Celle de Monsieur Jean d'abord qu'il me claqua au nez, prestement et sans ambages. Celle de la grosse dame noire ensuite qui me gratifia de noms d'oiseaux pleins d'exotisme avant d'en faire de même. Que la fête soit belle, pensais-je!

Et elle le fût.

guitare.jpg

A deux heures du matin, on frappa à la porte. Dans le brouhaha général, personne n'entendit .Ce n''est que quand le visiteur nocturne balança des grands coups de pieds de mamouth en rût dans ma pauvre porte que les ardeurs se firent tout d'un coup piano-piano. Regards intérrogatifs autant qu'avinés. Peu rassuré j'ouvris.
Bougon se tenait là, bien centré dans l'embrasure, les mains derrière le dos, le sourire bien caché. Je m'attendais au pire et envisageait un rapide repli avant le bombardement. J'imaginais la matraque derrière son dos et attendait la douloureuse sentence. Pour la première fois, je le vis se préparer à parler en me regardant droit dans les yeux. Gris. Normal, ses yeux étaient gris.
- Vous m'empêchez de dormir!
- Veuillez-nous excuser...une petite fête entre amis... c'est ce que j'étais venu vous dire tout à l'heure...
- Vous m'empêchez de dormir!
Je pensais que l'on n'était pas sorti le "cul de l'ornière" quand il enleva les mains de derrière son dos. Je fis instinctivement un geste de protection en me reculant.
- Vous m'empêchez vraiment de dormir...alors je viens participer! lâcha-t-il dans un sourire insoupçonné et me tendant une bouteille de Clairette de Die et un paquet de biscuit Petit Beurre.

Monsieur Jean fut accueilli en seigneur par la compagnie et mêla la sagesse de ses bientôt quatre-vingt printemps à la fougue de nos vingt ans. Il me raconta dans un début d'ivresse que la grosse dame noire avait assasiné son mari alcoolique, était devenue folle et se promenait dans le couloir la nuit avec un couteau de cuisine affûté tout le jour avec énergie destructrice. Que le guitariste était homosexuel, donnait des cours au Conservatoire et écoutait souvent à ma porte quand je chantais du Brel. Que le turc travaillait au noir dans une échoppe du Sentier et crâchait toujours par terre. Que la "dame -pipi" faisait aussi le tapin rue Blanche et que je devais m'en méfier. Que....
Je cessais de l'entendre, voulus lui servir un nouveau verre. Il s'était endormi.

JEAN

Toute sa vie, il avait été serveur; Dans des bars, des tripots peu fréquentables, des établissements de luxe, des hôtels de passe, des quatre étoiles cotés, des cafés enfumés, des cabarets. Des anecdotes croustillantes plein la tête. Puis vingt ans dans cette brasserie de la rue Haussman. Toute sa vie. Et il y revenait chaque jour, par le même chemin qu'autrefois, il s'installait à la même table,  la même heure. Accrochait le même imperméable gris à la même patère. Et il regardait la vie des autres en spectacle continu pour éviter de voir la sienne qui s'échappait. Ni femme, ni enfants. Un lointain cousin en Auvergne. Il avait héroïquement tiré sa solitude jusque là. Jusqu'à cette chambre de bonne de quinze mètres carrés sous les toits de Paris.

Le jour de ses quatre-vingts ans, à huit heures du soir, je venais à mon tour frapper à sa porte. Accompagné de madame Bamba, la grosse dame noire, de José le guitariste qui m'enseigna bien des accords oubliés depuis, de Thérèse la "dame-pipi" pleine de fantaisie, de Pierre l'étudiant content de délaisser un peu ses révisions, de Christophe, mon ami décorateur qui occupait la loge de concierge que nous avions transformée en atelier d'artistes improbables et aussi quelques amis qui avaient apprécié ses facéties et ses histoires d'un autre temps. 
Dans les bras, quelques bouteilles, gâteaux, une bougie et le dernier 33 tours de Brel qui venait de sortir.  Et de la tendre amitié.

Il pleura longuement. Il pleura tellement. On pleura aussi un peu.
Et la fête quitta sa chambre exigüe, pleine de trop de souvenirs mal entassés pour s'étendre dans le couloir où chacun sortit  tables et chaises. On chanta et dansa. Les "bonnes" savent aussi vivre. L'électrophone nous offrit les mélodies et mots justes du grand Jacques exilé aux Marquises. Monsieur Jean et Bamba parlèrent longuement. Ils dansèrent aussi doucement, les yeux pétillants. Par la fenêtre, il me sembla qu'il faisait grand bleu et j'aperçus même des gerbes d'étoiles.

BANC2

Le lendemain j'aperçus deux êtres gauches et mal assurés qui descendaient doucement la rue des Martyrs et s'en allaient vers le boulevard Haussman. Je crois me souvenir qu'ils se prirent la main.
La vie a parfois une sacré belle gueule.



Partager cet article
Repost0

commentaires

E
<br /> Une vraie promenade dans l'amour, ce texte! Les copains, les compagnons des chambres de bonnes, et cet amour de la vie inattendu qui perce la solitude de Mr Jean et trouve le chemin de son<br /> coeur.<br /> <br /> Merci pour cet épisode des guindailleurs matchmakers!<br /> <br /> <br />
Répondre
M
<br /> Merci Edmée et belles fêtes à toi et les tiens. J'espère que là-bas si loin, outre Atlantique, vous ne souffrez pas trop de ce terrible mauvais temps dont on peut voir les images<br /> télévisées. Reste bien au chaud, et puis tiens... écris!<br /> <br /> <br />